De la caméra 80's à l'âge adulte

Avant les tronçonneuses, avant la ferraille tordue et les pierres frappées à coups de hache, il y a eu une caméra.
La première. Celle de son père. Une JVC brique des années 80, accrochée à un magnétoscope Thomson aussi discret qu’un réacteur nucléaire en bandoulière. Une bête lourde, câblée, assoiffée de batteries, mais qui ouvrait une brèche.

L’image était granuleuse, le son en apnée, mais l’intention était déjà là : capter le réel, ou mieux, l’abîmer un peu.
Pas pour documenter — pour transformer.
C’était du cinéma low-tech, presque secret, bricolé, vécu.
Un œil lourd, fatigué, mais sincère.
Comme lui.

Depuis, Jormi n’a jamais vraiment lâché la vidéo. Elle est là, en filigrane. Dans les sons, les lumières, les silences.
Elle s’entrelace à la sculpture, à la musique, à tout ce qu’il compose.
Elle fait partie de son langage.
Un langage cabossé, instinctif, sans sous-titres.

"Je me souviens de deux moments fondateurs.
Deux tremblements minuscules, mais qui, pour moi, ont tout déclenché.

Le premier, vers 14 ou 15 ans : un stop motion fiévreux, réalisé sur la table de la cuisine.
Musclor contre Skeletor. Deux coups d’épée. Skeletor s’écroule. Musclor lève les bras.
FIN.
Un après-midi entier à enchaîner les “rec, pause, rec, pause”.
Plus de 200 clics pour cinq secondes d’images tremblotantes.
Mais dans les yeux de mon père, c’était du Spielberg. Version pâte à sel.

La deuxième fois, j'ai tenté de tourner “Easy Rider 2000”… sur ma mobylette.
Fixation de la caméra sur la fourche avec du scotch (très peu ergonomique, très années 90).
Comme un troupeau de vache regardant le train passer, mes potes m'observent avec des yeux gros comme des calots
Cinquante mètres plus loin : crash technique.
La caméra chute mais la bande est sauvée.
À l’image : flou, vibrations, parasites et une route qui défile en biais.
Dans le regard de mon père : c'est toujours Spielberg. Mais avec un casque et une caméra cassée."



Aujourd’hui, les caméras tiennent dans une poche, les pixels se comptent en millions, et l’obsession du “toujours plus, toujours mieux” a noyé la magie dans la surqualité.
Mais Jormi s’en fout.

Ce n’est pas la technique qui le pousse à filmer — c’est le besoin. L’élan.
L’idée qui gratte trop fort pour rester dans la tête.

Alors il tourne.
Parfois seul, parfois avec d’autres.
Dans les bois, dans la poussière, sur des rampes de skate, pour un festival ou juste pour donner un écho visuel à une sculpture.
Chaque vidéo, comme ses œuvres, est une tentative : capter un vertige. Attraper l’étrange.
Mettre du flou là où on attend du net.

Et même si aujourd’hui son père ne regarde plus par-dessus son épaule…
Parfois, dans un regard, dans un silence, l'image garde une trace de ça.